Sensibilités et musique d’Église

Université de Poitiers équipe du CRIHAM, Centre de Recherches Interdisciplinaires Histoire, Arts et Musicologie (EA2470)

Composition de l’équipe : Thierry Favier, coordinateur, professeur, Université de Poitiers (direction) ; Louis Delpech, moniteur normalien, Université de Poitiers ; Marie Demelliez, docteur en musicologie ; Sophie Hache, maître de conférences, Université de Lille-III ; Jean-Yves Hameline, Institut catholique de Paris ; Benoît Michel, responsable éditorial, Centre de Musique Baroque de Versailles ; Cloé Rousseau, titulaire d’un master en musicologie ; Pierre Saby, professeur, Université de Lyon-II .

La médiation du discours permet une approche privilégiée de la dynamique qui lie la création musicale – considérée aussi bien comme processus cognitif que comme acte performatif – et les différentes sensibilités religieuses. Dans le champ presque illimité du discours sur les sensations et les émotions, mais aussi sur les systèmes de représentations et les dogmes, ce programme privilégie deux questionnements, aux frontières de l’anthropologie culturelle, de l’histoire des représentations et de l’histoire sociale : celui du modèle et de sa pratique, celui de l’élaboration d’un discours esthétique.

L’interaction entre les modèles de la pratique – ses prescriptions, ses fondements, ses justifications – et la variabilité de ces modèles à travers la pratique elle-même, envisagée selon les perspectives précédemment évoquées, a été génératrice de tensions et a contribué, par l’intermédiaire de controverses et de débats plus ou moins diffusés dans l’espace public, à l’évolution de la sensibilité et des représentations. Un certains nombres de textes permettent de mettre en perspective les aspects les plus conflictuels de la création dans le domaine de la musique religieuse et les principaux points de tension de la culture française, parmi lesquels se dégagent essentiellement le rapport entre l’ancien et le moderne, la question des lieux et de leurs usages, celle du plaisir et de l’utilité.

La première thématique (ancien et moderne) concerne les débats sur l’héritage antique, aussi bien réel que reconstruit, les implications éthiques et esthétiques de la Querelle des Anciens et des Modernes fondatrice de toute réflexion sur la création au XVIIIe siècle, les théories de la décadence qui accordèrent une place particulière aux arts et à la musique et dans lesquelles de nombreux auteurs ecclésiastiques furent impliqués. La seconde (les lieux et leurs usages) considère les interactions entre les lieux de culte, les nouveaux espaces que conquiert la Réforme catholique – par le développement des congrégations, des séminaires, des écoles chrétiennes et des missions) et l’espace public naissant. La troisième (plaisir et utilité) prend en compte l’évolution des conceptions physiologiques et psychologiques de l’homme et la permanence de certains schémas fondateurs de la sensibilité chrétienne.

Envisager, selon ces trois thématiques, la question du style convenable à la musique religieuse, qui se pose alors avec la même acuité en ce qui concerne le motet, le plain chant ou la musique spirituelle, devrait permettre de sortir de la grille de lecture toujours en vigueur qui consiste, particulièrement en ce qui concerne la musique composée sous le règne des deux derniers Bourbons, à assimiler systématiquement innovation et déchristianisation d’une part, tradition et conservatisme, d’autre part. La méthode ainsi définie vise à montrer comment la création musicale a pu influencer les formes et les expressions de la solennité, mais aussi de la civilité (cf. les parodies spirituelles ou les Cantiques spirituels de Racine mis en musique) ; à dégager le rôle que jouèrent les lieux de transfert, par exemple les Écoles chrétiennes ou le Concert Spirituel (parfois récupéré par l’apologétique chrétienne, cf. abbé Pluche, Spectacle de la nature, 1732), dans l’émergence de nouvelles sensibilités ; et, plus largement, à évaluer l’influence de la musique religieuse sur les mutations de la sensibilité religieuse, de la piété baroque à la religion des Lumières.

Avec le Discours sur la musique d’Église de Lecerf de La Viéville (1706), le XVIIIe siècle voit l’émergence d’un discours esthétique centré sur la musique religieuse. Bien évidemment, ce discours s’inscrit dans le débat esthétique général, marqué par deux grandes questions : celle de l’identité nationale qui se concrétise dans l’opposition entre Lecerf et Raguenet et prend une dimension beaucoup plus large à partir de la Querelle des bouffons ; celle de l’imitation et, plus généralement, du rapport entre nature et culture, qui court tout au long du siècle et dont les implications sont multiples.

La dimension religieuse du débat esthétique a été largement occultée par l’historiographie contemporaine, davantage portée sur l’étude des grandes figures de l’histoire de l’opéra – Rameau, Gluck, Grétry et quelques autres – sur l’évolution des traditions dramatiques sérieuses et comiques, et sur les problématiques liées à la représentation. Pourtant, cette dimension religieuse est non seulement présente de manière plus ou moins explicite dans de nombreuses controverses liées à la musique dramatique mais également constitutive, dans sa spécificité, du bouleversement esthétique que connaît le XVIIIe siècle, notamment dans la mesure où elle donne quasi systématiquement aux questions esthétiques une orientation éthique. Prendre en compte cette dimension religieuse implique une relecture des grands textes de la Querelle des bouffons : ceux de Rousseau qui a consacré de nombreuses lignes à la question du plain chant et du motet, mais aussi ceux de ces contradicteurs, souvent hommes d’église, tels les abbés Laugier, Aubert ou Labbet, qui ont mis en évidence, à travers la musique religieuse de leur temps, l’ambiguïté de la corrélation rousseauiste entre langue et style. Plus largement, il est nécessaire de valoriser les grands textes, aujourd’hui presque inconnus et très peu accessibles, qui témoignent d’une pensée esthétique née de la réflexion sur la musique religieuse et qui furent très lus par leurs contemporains, comme ceux de l’abbé Pluche, de l’abbé Joannet, confesseur de la Marie Lecszinska, ou de d’Aquin de Château-Lyon. Cette nécessité est particulièrement criante quand on aborde la question de l’imitation dans le grand motet, traditionnellement interprétée selon l’unique conception d’une influence de la musique profane sur la musique religieuse, sans qu’il soit tenu compte de la spécificité des images bibliques, de la tradition herméneutique qui leur est attachée, et du bouleversement que constitue, pour l’esthétique musicale, l’émergence de la notion de sublime, dans sa double dimension éthique et esthétique. L’étude du sublime, susceptible de renouveler totalement l’approche esthétique actuelle, se portera sur l’influence des textes fondateurs que sont le Traité du sublime de Boileau et surtout le De psalmis de Bossuet – totalement ignoré par la musicologie –, en tentera de suivre les développements que connaît la notion en France mais aussi en Angleterre, pour analyser les modalités du recours à la notion de sublime dans le discours sur la musique religieuse.

La presse constitue un autre champ d’investigation dans la mesure où elle exprime les tensions culturelles, religieuses et philosophiques, telles qu’elles sont modelées par le débat public. Tout au long de nombreux comptes rendus consacrés aux cérémonies religieuses et aux séances du Concert spirituel, la presse joue un rôle prépondérant dans l’élaboration des valeurs morales, dans la transmission et la modification des systèmes de représentations collectives, alors que le religieux acquiert une autonomie croissante dans l’ordre culturel. En tant que tentative de prise de pouvoir par la description des objets, elle influe sur la formation des sensibilités en favorisant une perception guidée, dont il conviendra de comprendre les ressorts et la finalité, d’identifier les instigateurs et leurs réseaux d’influence.