Colloque « Sublime et musique religieuse de Lalande à Haydn »

Colloque international
8-10 novembre 2012, Université de Poitiers

Comité scientifique :
Prof. Thierry FAVIER, Université de Poitiers
Prof. Helen GEYER, Institut für Musikwissenschaft Weimar-Jena
Sophie HACHE (MCF), Université de Lille III
Prof. Laurenz LÜTTEKEN, Université de Zürich
Emeritus Prof. Reinhard STROHM, Oxford University
Prof. Caroline VAN ECK, Université de Leyde
Prof. James WEBSTER, Cornell University

Comité d'organisation :
M. Louis DELPECH : louis.delpech univ-poitiers.fr
M. Thierry FAVIER : thierry.favier univ-poitiers.fr
Mme Sophie HACHE : sophie.hache univ-lille3.fr

 

 

 

 

 

 

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Programme

Argumentaire :

La pensée sur le sublime en littérature et dans les Beaux-arts se construit tôt dans l'Europe moderne, puisqu'on observe ses développements dès le XVIIe siècle en Italie, avant que la traduction du Peri Hupsous de Longin par Boileau en 1674, sous le titre Traité du Sublime ou Du merveilleux dans le discours, ne développe une dichotomie entre le style sublime et le sublime lui-même et n'inaugure l'exceptionnelle fortune critique de la notion. L'effervescence théorique que génèrent, au XVIIIe siècle, les notions de goût, de beau, d'imitation et de perception se confronte sans cesse à la notion de sublime qui, parallèlement à la naissance de l'esthétique, s'impose progressivement comme une catégorie autonome. Les travaux menés dans le domaine littéraire comme dans celui des Beaux-arts ou de la philosophie esthétique ont montré à la fois la diversité et la richesse de la notion, en grande partie déterminée par l'hétérogénéité de la tradition antique entre hupsos et sublimis. Ils ont aussi mis en évidence l'influence, dans les domaines littéraire et artistique, des auteurs qui, à l'instar de Burke ou Kant, ont tenté de penser le sublime dans son unité.

Comparativement, la musicologie a accordé peu de place au sublime dans son approche de la musique des XVIIe et XVIIIe siècles. Les chercheurs se sont surtout centrés sur les figures tutélaires de Haendel et Haydn, à travers les genres de l'oratorio ou de la symphonie classique, ce dont témoigne la floraison d'études entreprises dans les années 1990 par James Webster, Michela Garda, Claudia Johnson, Alexander Shapiro, Carsten Zelle et quelques autres. La France est restée en marge de ce mouvement et les études qui évoquent les liens entre le sublime et la musique française sont rares, souvent limitées, et ne concernent, à quelques exceptions près, que les toutes dernières décennies du XVIIIe siècle. Pourtant, la traduction de Boileau a influencé la pensée musicale de son époque, et la critique musicale naissante, à l'instar des Beaux-arts, s'est rapidement emparée de la notion. Alors que la musicologie met traditionnellement en avant la spécificité de la vie musicale et du style français à l'époque dite « baroque », plusieurs éléments invitent à réintégrer la France dans une histoire du sublime musical conçue à l'échelle européenne et sur le long terme des XVIIe et XVIIIe siècles. En effet, s'il faut attendre le célèbre article de Michaelis « Ueber das Erhabene in der Musik » publié en 1801 pour rencontrer une véritable théorie musicale du sublime, deux phénomènes concomitants témoignent de l'influence de la notion de sublime sur la pensée musicale européenne dès les dernières décennies du XVIIe siècle. D'une part, de nombreux polygraphes, philosophes ou essayistes, qui s'intéressent au sublime évoquent de façon incidente et souvent fragmentaire la question musicale. C'est le cas, par exemple, de l'académicien lyonnais André Clapasson (1708-1770) mais aussi de philosophes réputés comme l'anglais Edmund Burke, qui consacre dans son célèbre traité quelques pages à la musique et au bruit. D'autre part, la critique musicale, qui s'épanouit au XVIIIe siècle parallèlement au rôle croissant joué par la musique dans la vie des élites et au succès du concert public, emprunte à toute une constellation terminologique qui témoigne de l'impact de la théorie mais aussi de la perméabilité des critiques littéraires et artistiques. Le sublime tient ainsi une place importante dans des écrits aussi divers que les comptes rendus du Concert spirituel donnés par l'abbé Joannet, la réception de Haendel en Allemagne, les écrits de Calzabigi ou l'essai sur la symphonie de Johann Abraham Peter Schultz.

Le présent colloque souhaite s'attacher à la dimension religieuse et éthique du sublime musical qui, des motets de Lalande à La Création de Haydn, associe, dans une forte cohérence, la dynamique du sublime et l'expérience spirituelle. Comme le remarquait James Webster, dans son article « The Creation, Haydn's Late Vocal Music, and the Musical Sublime », l'influence du sublime sur la musique religieuse de l'époque moderne n'a jamais donné lieu à une étude approfondie, sans doute parce qu'historiens de l'art et philosophes ont plutôt souligné la sécularisation de la notion au XVIIIe siècle, sans tenir compte d'une permanence de sa dimension religieuse et de l'extension des frontières du sacré. Le développement religieux de la notion de sublime est cependant essentiel depuis la traduction du Peri Hupsous, qui avait bouleversé l'approche critique de la rhétorique chrétienne et suscité d'importantes réflexions sur l'indicible, l'énergie, le grand style et la simplicité, à partir notamment de l'exemple biblique du Fiat lux, qui est encore efficient chez Schilling en 1830.

Un style musical sublime ?
On s'attachera à définir les caractéristiques d'une musique religieuse sublime en mettant en relation le discours critique contemporain et les moyens musicaux mis en œuvre dans les œuvres qui le génèrent. Une telle méthode ouvre de nombreuses pistes concernant aussi bien les correspondances entre la poétique des styles et le langage musical, la relation entre l'image ou la figure et l'effet musical, ou la question de l'imitation. On pourra, par exemple, montrer dans quelle mesure et avec quels moyens le musicien s'affranchit du cadre rhétorique et rationnel du discours pour susciter l'irruption d'une autre temporalité, le raptus, fondée sur la fulgurance. A travers les deux traditions antagonistes de l'intensité émotionnelle de l'expression sublime d'un côté, et de l'équilibre entre émotion et raison de l'autre, on cherchera à comprendre comment le sublime s'inscrit dans l'économie générale d'une œuvre et comment il infléchit sa cohérence formelle. Plus généralement, on pourra se pencher sur le rapport qu'induit la recherche d'une expression sublime au code expressif et à l'arsenal des règles, sur le nouveau statut associé à ce code et à sa transgression. Cette réflexion pourra être replacée dans le cadre plus large des conventions liées aux différents genres de la musique religieuse et aux traditions d'interprétation attachées à leurs supports littéraires.

Sublime et esthétique musicale
La question des modèles théoriques du sublime en œuvre dans le discours esthétique sur la musique religieuse se pose sous différents angles. Une première approche consiste à tenter d'évaluer l'influence et les modalités de l'appropriation des grands modèles théoriques élaborés par Boileau, Shaftesbury, Burke, Meier ou Kant, pour ne citer que les plus marquants. Comment s'est manifestée cette influence dans le cadre de la musique religieuse, en fonction de la tradition, mais aussi en fonction des nouvelles sensibilités dont témoigne l'essor du déisme et de la religion naturelle ? On pourra également évoquer la circulation de modèles critiques élaborés à partir de la poésie, de la peinture, de la sculpture et de l'architecture et s'interroger, par exemple, sur l'influence de la Querelle des Anciens et des Modernes ou sur le rôle joué par le néoclassicisme et les écrits de Winckelmann dans le statut qu'acquièrent Bach et Haendel en Allemagne à la fin du XVIIIe siècle.

Loin de se limiter au modèle d'une contamination de l'esthétique musicale par la philosophie esthétique, il semble nécessaire d'envisager également les tensions entre les théories établies et les nouveaux modes d'expression musicale. Comment les images bibliques et la tradition herméneutique qui leur est attachée ont-elles influencé la recherche de l'harmonie imitative ? Qu'en est-il précisément des notions de « représentation », de « peinture », de « tableau » ? Quelles nouvelles conceptions de l'illusion esthétique se trouvent alors engagées ?
On pourra étudier notamment l'influence qu'eut la recherche d'effets terribles, qui caractérise, par exemple, les oratorios de Rigel, Le Preux, Carbonel, Graun, Telemann ou Salieri, sur le rationalisme esthétique et l'idée d'une « belle nature » ou l'articulation entre les oratorios de Haendel, le discours de réception qu'ils ont suscité et la théorie kantienne du sublime.

De l'esthétique à l'éthique
Parce qu'il engage la vie psychique et lance un défi aux facultés humaines, le sublime ne peut être réduit à un principe. Il provoque une sensation qui déroute la raison, libère l'activité sensible de l'imagination et invite à s'interroger en particulier sur le rôle de l'enthousiasme, de l'étonnement et du respect dans l'adhésion religieuse que cherche à susciter le compositeur. Certains textes jusqu'ici peu étudiés permettraient de repenser ces questions à nouveaux frais, telles les Lettres sur des ouvrages de piété de l'abbé Joannet qui lie sublime et révélation chrétienne. Si l'effet de sublime conduit en dernier lieu à la conversion, c'est aussi l'antique question de l'inspiration qui ressurgit à travers la figure de l'artiste : comment celui-ci s'efface-t-il lui-même pour se laisser inspirer par Dieu ? comment se fait-il en quelque sorte prophète, pur médiateur entre la divinité et les hommes ?
Parallèlement, l'aspiration à une unité spirituelle du peuple, qui se manifeste dans les œuvres de Giroust, Lesueur ou Gossec avant même la Révolution, invite à s'interroger sur la place que tient la musique religieuse dans les débats sur l'utilité sociale des arts et sur les racines religieuses d'une conception sublimée du peuple.

Ces quelques réflexions et suggestions, qui ne se veulent en aucun cas limitatives, visent simplement à favoriser la dimension pluridisciplinaire et internationale du colloque et à susciter aussi bien des études disciplinaires ponctuelles fouillées que des approches comparatives plus larges. Sur le plan pratique, afin de favoriser une étroite articulation des interventions, il n'est pas lancé d'appel à communication. D'une part, les collègues engagés dans le projet Muséfrem sont invités à apporter leur contribution à cette rencontre qui prend place dans la problématique d'ensemble du programme ; d'autre part, les membres du Comité scientifique prendront contact avec les chercheurs français et étrangers les plus à même de fournir une intervention significative pour une avancée collective de la recherche.

The sublime in religious music from Lalande to Haydn
International Conference
8-10 November 2012, Université de Poitiers

Theories on the sublime in literature and the visual arts appeared at an early stage in modern Europe, since they were first formulated in seventeenth-century Italy, before Boileau's 1674 translation of Longinus's Peri Hupsous, entitled Traité du Sublime ou Du merveilleux dans le discours, which introduced a dichotomy between a sublime style and the sublime itself, launched the extraordinary critical vogue of the notion. The numerous eighteenth-century debates on concepts such as taste, beauty, imitation, and perception, constantly revolved around the notion of the sublime, which, coinciding with the birth of aesthetics, gradually established itself as an autonomous category. Recent theoretical work in the fields of literature, the visual arts, and the philosophy of aesthetics have showed the notion to be rich and diverse as well as determined to a large extent by the heterogeneity of the classical tradition of hupsos and sublimis. These theories have also emphasized the influence, in the literary and artistic spheres, of authors such as Burke and Kant, who tried to achieve a unified conception of the sublime.

Musicology, by comparison, has paid scant attention to the sublime in its approach to seventeenth and eighteenth-century music. Scholars have focused above all on the towering figures of Handel and Haydn, through the genres of the oratorio and the classical symphony, as evidenced by the abundance of studies undertaken through the 1990s by James Webster, Michela Garda, Claudia Johnson, Alexander Shapiro, Carsten Zelle, among others. France has remained outside this movement, and the studies that have touched on the connections between the sublime and French music have been rare, often limited in scope, and, with very few exceptions, have concerned themselves solely with the very last decades of the eighteenth century. Yet, the Boileau translation was influential on the musical thinking of the period, while the emerging music criticism, as in the visual arts, quickly embraced the notion. Whereas musicology has traditionally insisted on the specificity of French musical life and style during the so-called “Baroque” period, several elements suggest that France could be reincorporated within a history of the sublime conceived on a European scale and in the long term over the seventeenth and eighteen centuries. Indeed, while there was no real musical theory of the sublime until the famous article by Michaelis, “Ueber das Erhabene in der Musik,” published in 1801, the influence of the notion of the sublime on European musical thought as early as the final decades of the seventeenth century is attested by two parallel phenomenons. First, many of the writers, philosophers, or essayists who showed interest in the sublime, touched upon musical questions, albeit in incidental and often fragmentary ways. Such is the case, for example, of the Lyons academician André Clapasson (1708-1770), but also of famous philosophers like Edmund Burke in England, who, in his celebrated treatise, devoted a few pages to music and noise. Secondly, music criticism, which flourished in the eighteenth century in conjunction with the growing role played by music in the lives of the elites and with the success of public concerts, drew from a vast terminology which reveals the impact of the theory and shows the influence of literary and art criticism. The sublime thus plays an important role in writings as diverse as reviews of the Concert spirituel by the Abbé Joannet, the reception of Handel in Germany, writings by Calzabigi, or Johann Abraham Peter Schultz's essay on the symphony.

The purpose of this conference is to reflect on the religious and ethical dimension of the musical sublime in which, from Lalande's motets to Haydn's Creation, the dynamics of the sublime are connected with spiritual experience. As noted by James Webster in his article “The Creation, Haydn's Late Vocal Music, and the Musical Sublime,” the influence of the sublime on religious music in the modern period has never been studied in depth, no doubt because art historians and philosophers have tended to stress the secularization of the notion in the eighteenth century, rather than taking into account the permanence of its religious dimension and the broadening of the definition of the sacred. Yet the notion of the sublime underwent a crucial development following the translation of Peri Hupsous, which itself had revolutionized the critical approach of Christian rhetoric and brought about major reflections on the inexpressible, energy, the grand style, and simplicity, with special reference to the Biblical example of Fiat lux, which Schilling, as late as 1830, made effective use of.

A sublime musical style ?
The definition of the characteristics of a sublime religious music will be explored through comparisons between the contemporary critical discourse and the musical means used in the works it inspires. This methodology suggests many different approaches, among which correspondences between stylistic poetics and musical language ; the relations between images or figures, on the one hand, and musical effect on the other hand ; and the question of imitation. One possible avenue would be, for instance, to show to what extent and by what means musicians can free themselves from the rhetorical framework of rational discourse and introduce the different temporality of rapture (raptus). By looking at the two antagonistic traditions which are the emotional intensity of the expression of the sublime, on the one hand, and the balance between emotion and reason on the other hand, one could try to understand how the sublime figures within the general economy of a work and affects its formal consistency. More generally, one could investigate how the search for sublime expression interacts with expressive codes and the whole system of rules, or how transgressions may affect the status of this code. This reflection might be replaced within the broader context of the conventions of the various genres of religious music and the traditions of interpretation deriving from their literary sources.

The sublime and music aesthetics
The question of the theoretical models of the sublime that come into play within the aesthetic discourse on religious music can be envisaged from multiple perspectives. One approach would be to try to measure the influence and modes of appropriation of the great theoretical models devised by Boileau, Shaftesbury, Burke, Meier, and Kant, to cite only the most prominent. How did this influence manifest itself within religious music, in terms both of the tradition and of the new sensibilities induced by the emergence of deism and natural religion ? Another possibility would be to study the dissemination of critical models applied to poetry, painting, sculpture, and architecture, and investigate, for example, the influence of the controversy between Ancients and Moderns, or the role played by Neoclassicism and the writings of Winckelmann in the status reached by Bach and Handel in late eighteenth-century Germany.

Looking beyond the model of a contamination of musical aesthetics by the philosophy of aesthetics, it could be necessary to examine, in addition, the tensions between established theories and new modes of musical expression. How did Biblical images and the hermeneutic tradition attached to them influence the search for imitative harmony ? What exactly lies behind notions such as “representation,” “picture,” “painting” ? What new conceptions of aesthetic illusion do they imply ?

It might be possible to study, especially, how the search for terrifying effects that characterizes, for instance, oratorios by Rigel, Le Preux, Carbonel, Graun, Telemann, and Salieri, may have influenced aesthetic rationalism and the idea of a “beautiful nature,” or how Handel's oratorios and the discourse generated by their reception might be related to Kant's theory of the sublime.

From aesthetics to ethics
Since it involves the life of the psyche and challenges human faculties, the sublime cannot be reduced to a principle. The fact that it triggers a sensation which confuses reason, that it liberates the sensitive activity of the imagination, suggests that we should, in particular, look into the role played by enthusiasm, wonder, and respect in the religious adherence aimed for by the composer. These questions might be revisited by reference to texts that have hitherto been little studied, such as the Abbé Joannet's Lettres sur des ouvrages de piété, where a connection is made between the sublime and the Christian revelation. Insofar as the sublime effect ultimately leads to conversion, then the ancient question of inspiration reappears in the figure of the artist : in what ways can he give up his identity to let himself be inspired by God ? How can he transform himself, so to speak, into a prophet, a pure mediation between God and humans ?

Along similar lines, the aspiration to a spiritual unity of the people, noticeable even before the Revolution in works by Giroust, Lesueur, and Gossec, prompts one to investigate the place of religious music within debates on the social usefulness of the arts and on the religious roots of a conception of the people in sublime terms.

The above reflections and suggestions are by no means exhaustive ; their purpose is simply to highlight the multidisciplinary, international dimension of the conference and encourage both in-depth disciplinary studies and broader comparative approaches. From a practical point of view, this does not constitute a call for papers. On the one hand, colleagues involved in the Muséfrem project are invited to contribute to this meeting, which falls within the scope of its program ; on the other hand, the members of the organization committee will be contacting French and international scholars most likely to make significant contributions, with a view to collective research progress.