Le métier de musicien

Le métier de musicien. Histoire sociale et culturelle des personnels employés par les cathédrales et les collégiales au XVIIIe siècle

Équipe du CHEC (Université Blaise-Pascal).

Les principes de la démarche

Les musiques d’Église. Une création en situation

Ce projet de recherche propose un regard neuf sur un objet complexe. Les musiques d’Église seront considérées comme un champ particulier de la création artistique, obéissant à des contraintes propres, tout en demeurant en étroite relation avec les esthétiques de leur temps. Le terme de « contraintes » fait référence au cahier des charges propre à ces musiques, c’est-à-dire principalement au cadre liturgique et cérémoniel dans lequel elles s’inscrivent.

  • Chaque composition occupe une place déterminée dans une fonction liturgique, dont l’ensemble est réglé par un cérémonial rigoureux, c’est-à-dire que le dispositif de l’exécution elle-même doit être pris en compte par le compositeur (qui a la fonction de chanter ? à quel moment précis de la cérémonie ? en quel point de l’espace ? comment s’articule cette action avec celles qui la précèdent ou la suivent ?).
  • Un deuxième type de contraintes tient à la fonction que l’Église assigne à sa musique : elle n’a pas pour finalité première le plaisir esthétique (même si cette perspective n’est jamais totalement absente : il y a une esthétique de la musique cultuelle), mais bien de satisfaire à des critères qui sont ceux de la qualité du service divin.
  • Il faut encore tenir compte d’enjeux plus circonstanciels ou conjoncturels, telle notamment la condition de salariés des chapitres qui est celle des maîtres de musique qui composent la plus grande part de la musique exécutée ; les chanoines peuvent imposer des normes, liées à leur esthétique du culte ou à leur conception d’une identité propre du lieu de culte.
  • Enfin, les musiques d’Église ne peuvent être séparées de leur exécution concrète, c’est-à-dire qu’elles ne peuvent être analysées seulement sous l’angle de leur structure musicale ; leur étude doit inclure les conditions de leur exécution et la question des effectifs globaux, de la répartition des tessitures ou de la nature de l’instrumentarium. Conduite à vaste échelle, cette approche est l’une des plus sûres pour connaître ce qui était réellement entendu en matière de musique de culte, notamment du point de vue des équilibres des voix.

Entre innovation et tradition

En ce qui concerne le fonctionnement de l’objet considéré, on peut observer que la création articule de manière singulière la tradition et l’innovation. Dans l’esprit de l’époque, et plus particulièrement dans la culture des hommes d’Église, le passage du temps est marqué d’une valence négative : il correspond toujours à la corruption et à la destruction, à la perte d’une pureté originelle, que les entreprises de « réforme » se donnent pour finalité de retrouver et de restituer. Et il n’est pas indifférent que le grand mouvement des Réformes religieuses soit contemporain du retour à l’antique que sont l’Humanisme comme la Renaissance. Le phénomène s’observe aussi avec une grande netteté pour les ordres religieux, dont les entreprises de réforme – du XVe au XVIIe siècle – sont toutes pensées sur le mode de la réhabilitation d’un idéal originel abandonné ou perdu au cours des siècles. Mais il est bien évident, pour qui analyse ces phénomènes aujourd’hui, que l’image des origines qui préside à de telles réformes est largement fille de son temps, c’est-à-dire que le passé est profondément mythifié. Le travail de l’historien réside donc dès lors pour une bonne part dans l’étude du jeu complexe entre aspirations nouvelles, liées à des exigences d’adaptation à un nouveau contexte, et reconstruction d’un modèle primordial idéal, qui seul peut donner une légitimité aux réformes. Dans le domaine liturgique, les évolutions obéissent aux mêmes préoccupations et aux mêmes procédures. La publication des livres romains de la fin du XVIe siècle vise en partie à fixer un ordre légitimé par la tradition et débarrassé des multiples variantes introduites par les copies manuscrites successives, procédé qui favorisait le triomphe de la « fantaisie » (désormais stigmatisée comme l’ennemi de la dignité et de la décence du culte). Lorsque, au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles, le mouvement néo-gallican prend son essor, c’est aussi sur la tradition (une nouvelle tradition) qu’il prend appui : aux yeux de ses promoteurs, les liturgies locales anciennes n’ont pas moins de valeur que la liturgie romaine car leurs racines ne sont pas moins lointaines. Le mouvement de réforme qui se développe alors est porté par une intense activité érudite de collecte des documents anciens dans les bibliothèques, de confrontation et de critique des manuscrits. Ces réflexions autour de la question de la tradition n’épargnent pas le domaine de la musique, qui doit concourir à la mise en place d’un univers cérémoniel fait de dignité et de bienséance. Sont ainsi favorisées, pour faciliter une énonciation claire, les règles de la prosodie antique remise à l’honneur par l’humanisme ; elles vont guider tant les corrections des mélodies des anciens répertoires que les principes de composition de nouveaux chants ecclésiastiques destinés en certains lieux ou moments à se substituer à l’ancien plain-chant, ou encore la production des pièces de musique polyphonique vocale. Toutefois, même s’ils sont soumis à des impératifs analogues, l’étude doit distinguer le plain-chant et ses dérivés (faux-bourdon et chant sur le livre) d’une part, et la musique figurée de l’autre (motets petits et grands, messe polyphonique, musique d’orgue), d’autant que leur place dans le culte, tout autant que leurs rapports évoluent sensiblement au cours des XVIIe & XVIIIe siècles. Sous l’Ancien Régime, leur coexistence même n’allait pas sans poser parfois des problèmes de compétence, pouvant déboucher sur de véritables conflits comme à Sisteron, au début du XVIIIe siècle, où les chanteurs de la maîtrise, préconisant l’utilisation du seul plain-chant (l’antiquité de la musique d’église), s’opposent de manière inattendue – on aurait imaginé un positionnement exactement contraire – aux chanoines qui souhaitent que soient chantés des motets en musique figurée. Dans le domaine du plain-chant, peu à peu gagné par les réflexions autour de la question de la tradition, un regard analytique nouveau sur les anciens manuscrits, leur ancienneté, leurs notations neumatiques et leurs spécificités mélodiques apparaît à partir des années 1670 et fournit le soubassement – non sans interprétation - des diverses réformes du plain-chant menées au sein de quelques grandes églises du royaume ou des grands ordres religieux. Quant à la musique religieuse figurée, les conditions de son développement sont relativement différentes. Son évolution (parallèle à celle de la musique profane du point de vue esthétique et compositionnel) et sa place dans le culte dépendent surtout de l’image que les églises ou les couvents veulent donner d’eux-mêmes et de leur capacité à se situer dans leur temps. L’influence de la Cour rejaillit sur les grandes cathédrales et les grands couvents, qui eux-mêmes influencent les plus petites institutions. On peut suivre ce mouvement au travers des moyens financiers extraordinaires octroyés aux maîtrises, soit directement dans le culte, soit dans les concerts « pastoraux » organisés par les musiciens de la maîtrise hors le culte (concerts spirituels, académies…). On peut le suivre également par la lente acceptation des instruments (outre l’orgue et les basses) dans l’office. La question de la musique figurée, qui a fait débat jusqu’à la Chapelle royale, est centrale pour les XVIIe & XVIIIe siècles : objet de discussions sans fin et de querelles violentes, elle représente pour les uns un péril (à moins qu’il ne s’agisse d’une bagatelle), pour les autres un soutien essentiel à la prière collective et une source de méditation intérieure.

Création, réception, circulation

La recherche a pour objet central l’étude de la production d’œuvres musicales, le terme étant pris ici dans ses deux sens à la fois : production comme écriture (ou comme composition) d’une pièce ; production comme exécution de cette pièce devant un public, ici celui des fidèles en règle générale. Les deux aspects concourent de manière indissociable à ce que nous dénommerons la création. La prise en compte du second élément – l’interprétation – ouvre directement sur la question de la réception, dimension qu’inclut pleinement notre projet. Même si l’appréciation à laquelle sont soumises ces productions n’est pas fondée principalement sur des critères d’ordre artistique, elle n’en existe pas moins, émise par diverses instances.

  • La forme la plus immédiate de réception – et aussi la plus lourde d’enjeux pour le compositeur – réside dans le jugement des employeurs-commanditaires, c’est-à-dire, selon les cas, un chapitre de chanoines, un couvent, le prince, la Cour ou un corps de ville.
  • Au-delà de ce premier jugement, un deuxième niveau de réception est celui d’une opinion commune des hommes d’Église et des théologiens sur la musique qui convient (decet) au culte. Formulée de manière globale et théorique dans des ouvrages de théologie (à commencer par les commentaires sur saint Augustin ou saint Thomas d’Aquin), cette appréciation trouve à se formuler plus précisément autour de compositions qui font débat parce qu’elles semblent rompre avec les règles édictées par la tradition.
  • De plus, pendant la période considérée, les modalités de la réception se modifient aussi. Le débat tend en effet à déborder le monde des clercs pour gagner un public plus large, qui formule un jugement de plus en plus fondé sur les critères d’ordre esthétique. Comme pour l’ensemble du champ culturel, au cours du XVIIIe siècle, on observe ici l’expression croissante d’une opinion par des « amateurs  » ou « connoisseurs  », qui concourent à la formation d’un goût.

Comme pour d’autres secteurs de la musique ou des arts, il convient donc de penser dans une étroite relation les phénomènes de création et de réception. Cette interaction est encore renforcée par le fait que les maîtres de musique qui composent pour le culte exercent à des degrés divers dans le domaine de la musique profane, de manière croissante au cours du XVIIIe siècle. Pour certains, leur carrière les fait passer d’une activité à l’autre, avec par exemple l’abandon du champ des musiques d’Église une fois la notoriété acquise. Pour d’autres – les plus nombreux sans doute – un emploi au Concert apporte des revenus complémentaires à ceux que leur octroie leur charge dans une église cathédrale ou collégiale. Les circulations entre les types de musique sont donc intenses, ce qui se vérifie aussi dans les compositions elles-mêmes, notamment avec les « parodies » : les cas de messes ou de motets reprenant des airs d’opéra ne sont pas rares. Ces phénomènes de circulation supposent, pour être étudiés dans toute leur ampleur, de porter attention aux reprises de compositions ou de styles, de comprendre les mécanismes de la diffusion (édition, rôle de certaines places dans l’acquisition d’un savoir, formation d’élèves…), d’analyser les modes de la « re-création » en des contextes différents. Il faudra certes le démontrer précisément, mais la certitude qui sous-tend ce projet est celle d’une circulation complexe et multipolaire : il n’y a pas un centre de création (Paris ou la Cour) qui irriguerait l’ensemble du territoire, mais bien des échanges multiples, nourris par une intense production provinciale. Le schéma d’un « désert français » ne vaut pas dans le champ de l’innovation musicale. Jean-Philippe Rameau, lorsqu’il publie son traité fondateur, n’est encore qu’un musicien « de province ».